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Le charqueador et le bagnard.
4 mai 2015

Notes de Fanny Baethgen, née à Buenos-Ayres en 1831, fille aînée de Jean-Baptiste Roux et d'Eléonore Delaunay.

 

 

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Fanny Roux, son mari Paul Frédéric Auguste Baethgen et trois de leurs enfants dont Amelia Carolina Eleonor et Edmundo Augusto Henrique (?)

 

    (Paul Frédéric Auguste Baethgen a été Vice-consul à Rio Grande, puis consul de Belgique, en 1882, à Desterro, Santa Catarina, Brésil.)

 

 

            " Notre père vivait à Buenos Ayres où nos parents se sont mariés. Notre mère n'avait que 15 ans et Papa 28 ou 29 ans. La différence d'âge était assez grande. Maman était petite et mignonne. Quelques personnes croyaient que notre chère maman était la fille et non l'épouse de notre père. C'est là, à Buenos Ayres, que je suis née. Papa était négociant, j'ignore quel genre de commerce.

 Je suppose que c'est en 1835 ou 36 que Papa est venu s'établir ici au Brésil, à Porto Alegre, la Capitale de notre Etat. Au début Papa avait apporté de La Plata une machine à vapeur pour fabriquer les graisses. Il la fit monter dans une Xarqueada située à quelques lieues de Porto Alegre (Santo Antonio de Triunfo) où nous sommes allés habiter. La famille Roux se composait alors de trois: Papa, Maman et votre soeur aînée. Là, à Santo Antonio de Triunfo, est née notre soeur Amélie.

 Alors, la Province de Rio Grande était en révolution (C'est la révolution de 1835). Notre père a eu beaucoup de contrariétés et a beaucoup souffert. Il a été prisonnier. On l'a emmené à Porto Alegre. Maman, à Santo Antonio de Triunfo, ne recevait pas de nouvelles et manquait également de certains aliments. Enfn le siège fut levé et Papa revint près de sa petite famille.

 Maman était bien jeune alors. Les Gouvernistes disaient que notre père (le « Français ») était républicain. Voilà pourquoi il était poursuivi. 

 La fabrique de papa était sur les terrains de la famille Leao. Ceux-ci étaient républicains. Je me souviens que là-même, à Santo Antonio, un petit navire de guerre s'est arrêté. Ils mitraillaient comme des insensés. Ils avaient été battus. Notre maison était tout près de la rivière. Ces hommes furieux voulaient le Français à tout prix. Papa a été obligé de se présenter. Ils le firent prisonnier à bord. Notre mère accourt comme une désespérée, Amélie dans les bras d'une négresse et moi mes petits bras ouverts. Maman m'a dit que je criais « Tatita, Tatita » (qui veut dire Papa en espagnol). Si j'avais quatre ans, c'était le plus, mais ma terreur a été si grande que ma jeune mémoire l'a conservée.

 De nouveau nous sommes allés habiter à Porto Alegre. Felizarda nous accompagnait. Elle est née à Santo Antonio. Elle n'avait que quatorze ou quinze ans quand elle est venue chez nos parents. Papa l'avait achetée à Santo Antonio où elle est née, à l'âge de quatorze ans. Ses premiers maîtres étaient républicains. Leurs biens ayant été confisqués par les Légalistes, ils se sont vus obligés de vendre leurs esclaves.

 Je me souviens que Papa était souvent absent. Il faisait des voyages dans le pays, toujours pour affaires. Il s'est vu souvent dans des situations bien critiques, craignant les voleurs et les assassins. Il portait des valeurs cousues dans des ceintures. Les voyages se faisaient à cheval et accompagné par un peao (Papa était bon cavalier et grand chasseur). Il avait un esclave mulâtre qui l'accompagnait.

 

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          Dans un de ces voyages, il fait la connaissance de G. Garibaldi qui servait avec les Républicains de Porto Alegre. Je crois qu'après la première rencontre, ils se sont trouvés ensemble plusieurs fois.

 De Porto Alegre, nos parents sont allés habiter la ville de Rio Pardo. La révolution continuait. Notre père s'était établi avec un grand négoce. Papa était seul pour s'établir avant que Maman quitte Porto Alegre pour le rejoindre. Pour cela, Maman devait recevoir un avis de Papa. Il était encore impossible de correspondre. Les légations prenaient compte des lettres. Enfin Papa trouve un moyen: il achète une esclave mulâtresse, l'embarque après lui avoir bien caché la lettre dans ses vêtements et Quiteria (c'était son nom) arrive à Porto Alegre et Maman reçoit la lettre de Papa.

 Notre mère, peu de jours après, s'embarquait avec ses deux fllettes et les servantes Felizarda et Quiteria. Je me souviens encore de ce voyage: On longe de près le rivage. Nous nous amusions de voir les singes grimper aux arbres. Ce voyage dure quelques heures. C'est là, à Rio Pardo, que notre soeur Adeline est venue au monde. C'était la cinquième fille. Entre moi et Amélie, deux sont mortes.

 Dans cette ville aussi nos parents ont eu des ennuis à cause toujours de la révolution. Les troupes se fournissaient chez Papa et ne payaient pas. Ils étaient les maîtres. Je vois encore Maman cachant des monnaies d'or et d'argent dans la terre des pots de fleurs et dans les matelas. Cela m'amusait beaucoup. Je ne comprenais pas le danger.

 Je ne peux pas dire combien de temps Papa est resté à Rio Pardo. Nous sommes revenus pour la capitale, c'était, je pense, en 1840. Je me souviens que Papa peu après était associé à M. Marcos Pradel, consul de France, et que Papa a fait un voyage pour Rio de Janeiro, et, qu'à son retour, nous avons reçu beaucoup de jolis cadeaux, poupées, etc.... et aussi que nous avions un petit frère qui est né pendant l'absence de notre père ( Ce frère, c'était Louis, qui est mort à l'âge de huit ans de la terrible scarlatine). 

 Si ma mémoire ne me trompe pas, je crois bien que Papa est resté très peu de temps près de nous. Il est parti, mais pour la France, où il allait charger un navire. Les voyages alors étaient longs. A son retour, Papa m'a fait cadeau d'un piano. J'étais si heureuse!

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          Le séjour de notre père près de nous a été court. Il est reparti pour la France. Dans le trajet de Sainte Catherine à Rio de Janeiro, le voyage a été horrible. Ils se sont sauvés par miracle. C'est dans cette occasion que Papa a blanchi, mais seulement les favoris. Il avait beaucoup pensé à sa famille.

 Pendant l'absence de Papa, son associé s'est changé pour Rio Grande (rue Pedro II, une très grande maison, c'est maintenant l'hôtel Paris). C'était plus facile pour les affaires.

 Notre père est de retour avec un grand chargement, et le navire est leur propriété. « Allah-Kérim » était le nom du navire que Papa avait acheté à Marseille. Papa, arrivé à Rio Grande, n'a pas pu aller nous embrasser à Porto Alegre; ses affaires l'obligeaient à y retourner le plus tôt possible. Nous n'avions pas de bateau à vapeur: un voyage qui pouvait se faire en deux jours durait souvent deux mois si les eaux baissaient à l'Itapuan. Papa s'est mis en voyage naturellement bien contrarié. Je me souviens que Maman a beaucoup pleuré. Maman reçut une lettre par laquelle Papa lui disait d'aller à Rio Grande afn que de retour il nous retrouve dans cette ville.

 Nous voilà de nouveau en voyage, Maman et nous quatre enfants, Felizarda et une fille Chegueria, Marguerite, Quiteria, mulâtresse couturière et repasseuse, Rita la blanchisseuse et encore Antonio et Justino. Ce voyage sur une patache, qui se fait en vingt quatre heures par le bateau à vapeur, a été de neuf jours. Arrivés à Rio Grande, nous avons été reçus par la famille Pradel qui avait des appartements à notre disposition jusqu'à l'arrivée de Papa. Je me souviens que Madame Pradel, Dona Mariana, (brésilienne), était très aimable et bonne. Maman et elles sont devenues amies.

 Papa est de retour (1844). Le chargement était de grande valeur. Enfant que j'étais, j'ignore ce qui s'était passé, mais je vois encore notre père de bien mauvaise humeur. Il paraît que pendant son absence, son associé ne s'est pas bien conduit. Ils se sont séparés.

 Papa se sentant malade, à cause du mauvais sang qu'il s'était fait, n'a pas voulu rester à Rio Grande.

 Nous voilà encore en voyage pour Jaguarao où il s'est établi : exportation, cuirs, laines etc. Il avait monté une presse pour faire des fardeaux pressés qu'il exportait. C'était la première à Jaguarao. Là est née notre gentille soeur Eugénie. Nous sommes restés, je crois, à peine six mois dans cette ville.

 Puis Papa a tout vendu pour aller vivre en France. Il était mécontent. Sa santé restait délicate. Nous sommes retournés à Rio Grande, dans un petit iate: dix jours de voyage, Maman encore assez faible. La petite Eugénie n'avait qu'un mois. Notre pauvre mère ne devait pas trouver cette petite cabine bien confortable. Nous les enfants, nous trouvions cela très amusant. 

La famille Roux qui devait bientôt s'embarquer pour la France arrive de nouveau à Rio Grande. Le docteur Gassier avait loué une maison pour nos parents. Madame Gassier était la marraine de notre soeur Amélie. Papa ne pensait rester à Rio Grande qu'un ou deux mois. Il allait tous les jours causer un moment chez un M. Nicolaï où se réunissaient les Français. Là, il a fait la connaissance de M. Eugène Salgues, Français. Ce monsieur était un émigré de l'Uruguay. Ils étaient en révolution. C'était le temps de Rosas.

 

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           Ni les saladeros de La Plata ni ceux de l'Uruguay ne travaillaient. L'émigration se faisait vers le Brésil. Les saladeros, ici, gagnaient beaucoup. (c'est une tentation).

 Papa et Monsieur Salgues forment une société, vont tous les deux à Pelotas, louent pour cinq ans une Xarqueada ou Saladeda à deux lieues de la ville, située au bord de la rivière Pelotas. Notre père est revenu le jour suivant et vite, vite, nous partons. Heureusement le voyage n'était que de vingt quatre heures. C'était bien joli là: une très grande maison, une orangeraie immense, la rivière et un très grand champ où était l'établissement où travaillaient une centaine d'hommes, Basques, Français, Espagnols, Paraguayens, Orientaux, « Correnturios », et Africains.

 

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           Le travail durait de quatre heures du matin jusqu'à midi. Papa se levait, le ciel était étoilé. Le travail fini, les ouvriers allaient au bord de la rivière se débarbouiller et puis chacun s'amusait à sa manière. Les Basques jouaient à la pelote, les Espagnols aux cartes. Cela ne finissait pas toujours bien mais heureusement ils ont toujours respecté notre père. Les Basques avaient leur cuisine. C'était le plus âgé qui venait, une fois par jour, chercher la ration. C'est moi qui étais chargée de la lui donner. C'était du sucre, de l'herbe (herva) pour le maté et la farine de manioc. Ce vieux se nommait Patronita. Après, venaient les vingt ou vingt cinq Africains chercher aussi leur ration. C'était drôle: quand ils me voyaient, ils me montraient leurs dents blanches. A ceux-là, je devais donner à chacun sa part.

 J'avais alors treize ans. Le saladero était le premier de la province de Rio Grande. On y appliquait le système platina. Beaucoupr de visiteurs venaient pour voir travailler et les exportateurs pour acheter.

 Pendant tout l'été le mouvement était extraordinaire. Les cinq années échues, la Société Roux et Salgues n'a pas continué. Les saladeros de Plata travaillaient de nouveau. L'affaire ici changeait naturellement. Nous sommes venus habiter la ville de Pelotas.

 Nous étions alors six enfants. La petite Elise était née à la Charqueada. Amélie était en pension à Rio de Janeiro. Papa était devenu fort et d'une santé enviable, ainsi que notre mère et nous tous. L'air de la campagne nous avait fait grand bien.

 Ce bonheur n'a pas duré: six mois après notre changement pour la ville, nos parents ont eu le grand chagrin de perdre, en moins d'un mois, trois enfants charmants, de la fièvre scarlatine; Louis, âgé de huit ans; Eugénie, cinq ans; et Elise, deux ans. Ces tristes jours ne se sont jamais effacés de ma mémoire. Adeline n'avait que dix ans ; on la fit sortir de la maison. Moi je suis restée pour aider à soigner les chers malades. A Rio de Janeiro, la fièvre jaune commençait à faire des ravages. Notre père, désespéré, s'embarque et va chercher Amélie. Notre intérieur était bien triste. Nos trois chéris nous manquaient. Ils étaient si gentils.

 Papa arrive de Rio avec Amélie qui était heureusement bien portante. Notre père acheta une grande propriété qui avait de grands magasins, un grand jardin. Il établit sa « barraca »: « Barraca de Joao Baptista Roux ». Il a recommencé sa vie active. Ne pouvant vivre de ses rentes, il lui fallait travailler. C'était encore le négoce de cuirs, crins, laines, etc. Il était toujours dans un va-et-vient continuel. Pendant la journée, Papa avait peu de repos. Mais il lui fallait cela. Notre maison était très fréquentée: Ces Messieurs les Négociants de Rio Grande, des maisons anglaises et allemandes, faisaient des affaires avec Papa, et, quand ils venaient à pelotas, ils déjeunaient et dînaient chez nous. Pour son service de barraca, Papa possédait dix ou douze esclaves encore: ceux de la charqueada, des fidèles serviteurs, et Maman avait six négresses pour la servir, sans compter les enfants de Felizarda. 

 

 A cette époque, on ne connaissait pas encore la machine à copier les lettres. C'était moi qui les copiais. La correspondance pour les différentes villes de la campagne de Rio Grande, c'était presque tous les jours. Dès bon matin, Papa venait taper aux portes de notre chambre et disait: « Fanny! Il y a des lettres pour copier! ». Je me levais vite, vite. Je travaillais aussi le soir. Papa était fier de me voir travailler à un comptoir. Si je ne m'étais pas mariée, je crois qu'il n'aurait jamais acheté une presse à copier... C'était moi aussi qui cachetais et adressais les lettres. Une fois, je me souviens, je me suis trompée et j'ai adressé une lettre de Thompson pour Clausa, et le dernier pour le premier. Comme je suis devenue rouge quand Papa m'a dit d'un air fâché « Bonita! Ouva que tu se creites! »

 La barraca de notre père était la première de la province de Rio Grande, non seulement par les grandes affaires qu'il faisait, mais aussi par sa bonne réputation. Moi, Amélie et Adeline, avons passé des jours bien agréables pendant notre jeunesse. On nous nommait les « trois perles de Pelotas ». Notre soeur Adeline était une des beautés d'ici. Nos chers parents étaient fiers de leurs flles. Papa a fait construire une grande maison, n°1, rua das Flores, où sont nés Ernestine, Elise et Jean, et où nous, les trois aînées,nous sommes mariées. Là sont nés: Amélie des Essarts, Fanny Baethgen, Léonore Fontès et Jean Baethgen.

 Le docteur Jean Roux (Grand-Père) était un enfant très délicat jusqu'à l'âge de trois ans , quand nos parents ont quitté le Brésil.

 Nos parents ont perdu quatre garçons: Louis, Auguste, Albert, ces deux derniers plus âgés qu'Ernestine, et deux autres qui se nommaient aussi Jean. Notre cher père était excessivement vif et sanguin, impatient ; mais, après le malheur d'avoir perdu les trois enfants, il avait changé complétement de caractère. Ernestine, Elise, mes enfants et ceux d'Adelina pouvaient faire du tapage autour de lui, il ne s'impatientait pas. Quand ils voyaient que Papa se dirigeait vers son bureau pour ouvrir le coffre, la petite bande courait autour de lui et criait « uma vintem, nou avo! » .

 Le jour est arrivé que nos parents se sont décidés à partir pour la France. Ils ont vendu la grande propriété avant de partir.

 Ce que j'ai écrit tout uniquement de ma mémoire. Pelotas, le 15 juin 1902."

                                                                                                                                              Fanny Baethgen. 

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Commentaires
Le charqueador et le bagnard.
  • Plus aucune trace de lui... Pas même une pierre tombale. Deux frères nommés Jean-Baptiste : l'un mon aïeul, vice-consul de France au Brésil ; l'autre, bagnard condamné, en 1829, aux travaux forcés à perpétuité, pour crime contre la religion de l'Etat.
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